25
 
publication à venir


2025

Dans le paysage urbain estonien subsistent deux formes emblématiques de l’architecture soviétique : les Krouchtchevkas, immeubles préfabriqués de 5 niveaux et construits en 25 jours sous Nikita Khrouchtchev, et les Brejnevkas, qui leur ont succédé à partir de la fin des années 1960 sous Léonid Brejnev, s’élevant de 9 à 17 niveaux. Pensés comme réponses d’urgence à la crise du logement liée à l’industrialisation massive, ces bâtiments étaient conçus pour durer 25 ans. Ils incarnaient l’idéal d’un urbanisme collectiviste : fonctionnel, standardisé, reproductible à l’infini. Des briques d’un rêve où chaque logement devait être identique. Dans ce monde préfabriqué, la fonction écrase la forme, l’utile remplace le sensible.

Si ces structures semblent banales, leur omniprésence dans le paysage urbain constitue un héritage ambivalent. Elles sont les traces visibles d’une époque que l’Estonie cherche activement à dépasser. Depuis son indépendance, le pays s’est engagé dans une reconstruction identitaire forte, marquée par une volonté de rompre avec le passé soviétique, notamment par la langue, la culture, la politique. Pourtant, ces bâtiments demeurent, habités notamment par une population russophone, entretenant une mémoire que l’histoire officielle tente d’écarter.

Dans ce contexte, le choix de l’Estonie de ne pas opter pour une campagne de démolition massive au profit d’une reconstruction plus moderne est loin d’être anodin. Contrairement à une tendance largement répandue qui consiste à balayer un bâti jugé obsolète pour faire place à de nouvelles constructions aux standards contemporains, l’Estonie privilégie une approche plus mesurée et durable. Ce refus de la table rase, amorcé depuis plusieurs années, traduit une prise de conscience des coûts écologiques, sociaux et patrimoniaux d’une démolition à grande échelle. Réhabiliter plutôt que raser, repenser l’existant plutôt que le remplacer, cette stratégie de réparation, bien que plus lente et moins spectaculaire, offre une réponse plus équilibrée à la crise climatique et à l'urgence énergétique. Elle invite aussi à reconsidérer la valeur de ce qui est là, même quand cela semble daté ou discordant, et à imaginer des trajectoires de transformation plus douces, respectueuses des habitants et de la mémoire des lieux.

Ce projet explore cette tension : entre survivance et effacement, entre idéologie et usage, entre béton et ciel. Il s’attache à ce que disent ces formes rigides, répétitives, de l’utopie qui les a produites et du quotidien qui les prolonge.

Dans un pays largement façonné par la nature, ces constructions normatives s’inscrivent comme des dissonances verticales, indifférentes au paysage. Le contraste est fort, parfois troublant : la mécanique du passé face à la résilience du présent.

︎       ︎

︎       ︎

© Pierre-Romain Guedj 2025
© Pierre-Romain Guedj 2025